A. Miller commence son ouvrage par une première partie : « L’Education ou la persécution du vivant ». Le titre est tout à fait explicite.
En citant largement un ouvrage « la pédagogie noire » de Katharina Rutschky (1977), elle expose les principes qui gouvernaient l’éducation au 18ème et 19ème siècle. Ces principes sont, en vrac, les suivants : nier la volonté de l’enfant, ses désirs, sa nature, pour lui imposer dès le départ un ordre de contrainte qui doit être accepté totalement et sans aucune remise en question. Dans cette période de formation du moi, et d’ouverture totale qu’est la petite enfance, les parents reproduisent cet domination qu’ils ont eux-mêmes subit, en s’efforçant de contraindre l’enfant, « pour son bien ». Et, « les motivations des coups sont restées les mêmes : les parents luttent pour obtenir sur leurs enfants le pouvoir qu’ils ont dû eux-mêmes abdiquer auprès de leurs propres parents. » Tous les moyens sont bons pour imposer cet ordre : manipulation, mensonge, menace, humiliation.
On cherche la « répression totale des sentiments ». « Une fois que l’on a suscité le « mal » par la répression du vivant, tous les moyens sont bons pour le combattre chez la victime. » On cherche à abêtir l’enfant, à juguler en lui la volonté de savoir. On l’éduque à ses dépends, car l’éducateur est garant d’un ordre juste, qu’il connaît, et qu’il transmet, et « quoi de plus simple que le principe selon lequel qui n’entend pas doit sentir ? » On cherche en même temps l’affection de l’enfant. On mélange cet ordre imposé avec l’affection, l’amour. L’un est même la condition de l’autre. On n’hésite pas à priver l’enfant de témoignage d’affection pour qu’il ploie. On peut aisément comparer la relation de l’éducateur à l’enfant avec celle de l’homme à Dieu. L’enfant, comme le croyant doit obéir sans chercher à connaître les raisons de la contrainte. L’ordre est ainsi absolu, au-delà de la réflexion. Et l’amour est utilisé comme moyen de coercition. « Qui aime bien châtie bien ».
Alice Miller montre que c’est cette éducation qui rend possible l’existence de totalitarisme. La « volonté » du sujet s’identifie pleinement à celle du pouvoir, comme on lui a appris. Et l’intelligence n’est d’aucun secours contre ce type de système : « l’aptitude à ne pas refuser la réalité perçue ne dépend pas le moins du monde de l’intelligence mais du rapport au moi authentique ».
L’enfant est pâte, qu’il faut modeler. Ceci est nécessaire, et expressément recommandé : « il faut rappeler aux parents intelligents que c’est très tôt qu’ils doivent rendre leur enfant docile, souple et obéissant et l’habituer à dominer sa propre volonté. C’est l’un des élements essentiels de l’éducation morale et le négliger est la plus grave erreur que l’on puisse commettre. » (FS Bock p.65).
Miller dresse une liste p.77 des principes de la pédagogie noire. Ensuite, p.78 elle fait la liste des opinions fausses que transmet cette pédagogie. On peut noter notamment : « on peut tuer la haine par des interdits ». De même : « les parents sont des êtres dénués de pulsions et exempts de toute culpabilité » ; « les parents ont toujours raison ». Ceci peut aisément faire penser au fonctionnement de la justice. La justice a toujours raison, elle se veut dénuée de pulsion de culpabilité, et cherche à combattre la haine par la répression.
Toujours dans cette optique de lecture de Miller au regard du fonctionnement de la justice, il est très intéressant de relever ce passage, p.82 : « Pour inculquer à l’enfant ces valeurs presque universellement reconnues, non seulement dans la tradition judéo-chrétienne mais aussi dans d’autres traditions, l’adulte doit parfois recourir au mensonge, à la dissimulation, à la cruauté, aux mauvais traitements et à l’humiliation, mais chez lui ce ne sont plus des « valeurs négatives » parce qu’il est déjà éduqué, et qu’il n’est contraint d’employer ces moyens que pour parvenir à l’objectif sacré, à savoir que l’enfant renonce au mensonge, à la dissimulation, au mal, à la cruauté et à l’égoïsme (…) en fait ce sont l’ordre hiérarchique et le pouvoir qui déterminent en dernier ressort qu’une action est bonne ou mauvaise ». Ceci peut être lu comme une explication du fonctionnement de la justice : force qui impose par des moyens réprouvable un ordre « juste ». Force qui représente ceux qui se sont adaptés, ont ployés, face aux autres : les inadaptés avec comme objectif de les faire rentrer dans le rang, de les « éduquer », quitte à les enfermer, à les humilier. Bizarre.
Miller développe dans les pages 86 92 le cas des gens s’étant enrôlé sous Hitler. Elle note que la seule chose que créée l’éducation la plus rigoureuse selon les principes de la pédagogie noire, c’est un vide intérieur, qu’on ne peut remplir qu’en obéissant aux ordres donnés.
Elle parle ensuite de la persécution des juifs : « Pour faciliter cette lutte contre tout ce qu’il y a d’humain à l’intérieur du moi, on fournit au citoyen du Troisième Reich un objet comme support de toutes ces réactions indésirables (parce qu’interdites dans la propre enfance du sujet et dangereuses) : le peuple juif. Un prétendu « Aryen » pouvait se sentir pur fort et bon, il pouvait se sentir au clair avec lui-même et moralement irréprochable, libéré des émotions « mauvaises » parce que relevant d’incontrôlables réactions de faiblesse, à partir du moment où tout ce qu’il redoutait depuis son enfance était attribué aux juifs, et où l’on pouvait et devait mener contre eux une lutte collective inexorable et toujours renouvelée ». (p.100). Là, avec des pincettes, on peut se demander si ce n’est pas (à un degré moindre) le rôle du groupe « délinquant » dans nos sociétés occidentales. En effet, ils sont une minorité constituée par la promulgation des lois, et contre laquelle on lutte sans cesse. Il ne s’agit certainement pas du même rôle, en ce que la rigueur et la tension de nos sociétés sont moindres que celles du Troisième Reich, mais toujours, la place de cette autre permet de décharger sa culpabilité, sa haine. Alors, bon, on ne déporte pas les délinquants, et on ne les extermine pas, donc l’analogie est limitée. Mais il me semble qu’il existe un rapport commun.
Sur la normalité, p.104 « Cette adaptation parfaite aux normes de la société, à ce qu’on appelle la « saine normalité », comporte bien évidemment le risque que le sujet en question puisse être utilisé à de nombreuses fins. » Ceci est très clair dans l’exemple nazi, mais peut aisément être étendu à toute société. Elle parle dans l’autre sens de ceux qui résistent : « l’individu qui, au sein d’un régime totalitaire, refuse de s’adapter, ne le fait guère par sens du devoir, ni par naïveté, mais parce qu’il ne peut pas faire autrement que de rester fidèle à lui-même ». Elle parle toujours dans cette même optique, du « caractère de prothèse des lois morales ». Ainsi, la morale, l’ordre qui s’impose ne sont là que pour combler un vide du moi créé par l’éducation. Quand on n’a plus à obéir, et qu’on a beaucoup souffert de son éducation sans se le dire, l’ordre doit représenter quelque chose d’attrayant, en ce sens qu’il nous dépasse et s’impose à nous comme le ferait un père.
Pour finir, Miller met extrêmement bien en avant comment sont corrélés les dérives politiques, morales, idéologiques et l’éducation de l’enfant. Alors, que faire ? Il s’agit d’un devoir personnel que de faire un travail sur soi pour éviter de reproduire ce que l’on a subi. Mais au niveau de la société et de son organisation, la question reste entière.
Dans la suite de son livre, Miller décrit le cas de 3 personnes amenées soit à se détruire elle-même, soit à détruire les autres, et elle montre comment l’étude de leur enfance explique totalement leur comportement.
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